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HYPERCONCENTRATION CHEZ LES ÉDITEURS
--> La dictature de la « world literature »
Par Pierre Lepape
Ecrivain, auteur notamment du Pays de la littérature, Seuil, 2003.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | mars 2004 | Pages 24 et 25
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/03/LEPAPE/11073



Après le récent rachat du Seuil par les éditions La Martinière, le Salon du livre s’ouvre à Paris dans un contexte bouleversé. Cette naissance du troisième groupe d’édition français survient après la bataille entre le numéro deux, Hachette (groupe Lagardère), et le numéro un, Editis (ancien Vivendi Universal Publishing), pour contrôler 80 % du marché français. Enfin, le monde de l’édition est de plus en plus tenté par les méthodes commerciales des grands éditeurs américains.

La Chine sera l’invitée du 24e Salon du livre de Paris, qui commence le 19 mars. La présence chinoise ne modifie guère le caractère purement national de cette manifestation. A l’inverse, au fil des années, la Buchmesse de Francfort, avec ses 6 000 exposants représentant plus de 115 pays, est devenue le rendez-vous mondial presque obligé de toute l’édition, le grand marché où s’achètent et se vendent les droits de traduction et de reproduction de toutes sortes de livres. Plus de 400 000 ouvrages, dont plus de 100 000 nouveautés, y sont présentés chaque année.

Mais cette brillante façade ne doit pas faire illusion. Francfort, dans son gigantisme, offre un reflet fidèle du double mouvement qui affecte la diffusion du livre et de la lecture à l’échelle internationale. D’une part, l’affaiblissement spectaculaire de l’édition dans les pays pauvres (auxquels il convient de rattacher désormais la plupart des pays de l’ancien bloc soviétique) ; d’autre part, à l’intérieur de l’édition occidentale, l’échange de plus en plus inégal entre les Etats-Unis (et la Grande-Bretagne qui fait figure de satellite) et les autres nations.

A Francfort, les pavillons réservés aux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine sont de plus en plus éloignés du centre de la manifestation et chaque année plus désertés, les éditeurs de moins en moins nombreux et de moins en moins sollicités par les acheteurs de droits. Quant aux éditeurs français, espagnols, italiens ou allemands, ils dépensent une bonne part de leur énergie à réussir l’impossible pari : vendre un de leurs livres aux Etats-Unis, même pour une somme symbolique ; ou réussir à convaincre un éditeur anglais, ce qui est un premier pas vers le paradis américain.

Chacun sait pourtant que l’eldorado anglo-saxon est un leurre. Avec une production littéraire annuelle qui est le double de celle de la France (environ 14 000 titres), la Grande-Bretagne ne publie que 3 % de littérature de langue non anglaise, dont 1 % en langue française (1). Même tendance aux Etats-Unis, avec 2,8 % de traductions, dont 0,8 % de livres français, les plus achetés avant les livres de langue espagnole (2).

Cette fermeture se révèle, dans les faits, plus grande encore que ne l’indiquent les statistiques. Vendre (toujours bon marché, quelques centaines de dollars) les droits d’un livre aux Etats-Unis n’assure en rien sa présentation au public. En effet, l’évolution de l’édition et de la distribution ces dernières années, avec une hyperconcentration et des exigences de rentabilité immédiate, y a bouleversé les conditions d’existence du livre, considéré comme un produit qui n’a que trop tardé à se soumettre aux normes de la gestion industrielle et de la rentabilité financière.

Dans le domaine de l’édition, cette tendance a été illustrée à la fin de l’hiver 2002 par le limogeage brutal d’Ann Godoff, la directrice de Random House. Le premier éditeur nord-américain était devenu, depuis 1999, filiale de l’allemand Bertelsmann, numéro deux mondial de la communication, derrière Time Warner. Ann Godoff, à la tête de Random House, ne menait certes pas une politique éditoriale révolutionnaire ; mais elle cherchait à équilibrer les titres de grande vente, négociés et promus à prix d’or, avec un catalogue plus exigeant, conforme à la réputation littéraire de la maison. C’est plus que ne pouvait en supporter Peter Olson, le représentant de l’empire Bertelsmann aux Etats-Unis, qui réclame de chacune des filiales du groupe (40 % du volume des ventes de livres aux Etats-Unis) 10 % de croissance supplémentaire par année et un seuil de 15 % de bénéfices (3).

Côté distribution, trois grandes chaînes (Barnes and Noble, Borders et Book-A-Million) ont peu à peu éliminé la plupart des libraires indépendants au profit soit de leurs mégastores, soit de leur réseau de vente sur Internet. Réalisant à elles trois un chiffre d’affaires annuel de près de 8 milliards de dollars, ces chaînes imposent aux éditeurs une véritable dictature commerciale, refusant d’acheter des livres qui leur semblent de vente insuffisante, faisant payer les bons emplacements sur les tables et dans les vitrines, renvoyant impitoyablement les ouvrages dont le démarrage est trop lent ou la couverture médiatique trop légère.

Une poignée d’auteurs phares
A part quelques éditeurs universitaires et un petit réseau de 1 200 libraires indépendants réunis par l’American Book Association, il n’y a plus de place ou presque pour les ouvrages réputés de vente lente et pour des livres étrangers dont il faudrait de surcroît assurer les frais de traduction –et ceux d’une indispensable et coûteuse campagne de promotion. Paradoxe de ce repli : quelques livres étrangers sont néanmoins présentés au public des Etats-Unis, mais sans nom de traducteur afin de pouvoir les faire passer pour de la production locale.

Il va sans dire, dans ces conditions, qu’aucun ouvrage traduit n’apparaît sur les listes des meilleures ventes aux Etats-Unis depuis des années, qu’il s’agisse de littérature, d’essais ou de documents. Il en va de même au Royaume-Uni, où l’on retrouve d’ailleurs souvent les mêmes auteurs à succès – des « célébrités » plutôt que des écrivains – dont les agents littéraires ont pour mission de renforcer la cote sur le marché international des droits.

Car, parallèlement au repli de l’édition de qualité et de la librairie anglo-saxonnes, se développe la conquête souvent victorieuse des marchés extérieurs, et notamment celle des lecteurs européens. L’Italie, l’Espagne et, dans une moindre mesure pour le moment, l’Allemagne et la France sont soumises à une offensive culturelle qui, après le cinéma et les séries télévisées, passe par le « vieux » média du livre. Il ne s’agit pas, comme cela s’est produit dans le passé, de la découverte émerveillée par les Européens d’une littérature nouvelle – celle de Faulkner ou d’Hemingway, du roman noir ou des libérations de la beat generation –, mais, sauf rares exceptions, de livres de fabrique stéréotypés, fondés sur les canons du mythe américain et de ses valeurs ou sur l’exploitation outrée d’ingrédients commerciaux classiques : sexe, violence, irrationalité, terreur, hyper-individualisme... Le tout écrit dans un style dont les qualités sont celles de chefs d’entreprise plutôt que d’artistes : professionnalisme, compétence, efficacité, plutôt que culture, authenticité et désintéressement.

Il faut constater que le public européen dans son ensemble, tout comme le système éditorial et ses annexes médiatiques, n’oppose qu’une faible résistance à cette tendance. Les listes des meilleures ventes publiées chaque semaine, même si elles n’offrent pas une totale garantie de fiabilité, montrent certaines orientations. En Espagne, la pénétration anglo-saxonne est massive, au point de chasser parfois tous les ouvrages espagnols des cinq premières meilleures ventes ; cela se produit aussi, moins souvent, en Italie. L’Allemagne apparaît comme le pays le plus ouvert aux influences multiples, tant dans le domaine du roman que dans celui des essais. Ainsi, dans le tableau des meilleures ventes de mai 2003, le Français Eric-Emmanuel Schmitt côtoyait le Brésilien Paulo Coelho, le Suédois Henning Mankell, l’Américain John Grisham et l’Allemand Walter Moers ; tandis que les livres sur les Etats-Unis et sur l’islam, sans distinction de langue d’origine, dominaient le domaine des essais et documents, du pamphlet de Michael Moore aux analyses d’Emmanuel Todd sur la puissance américaine (4). Mais les romans d’auteurs allemands peinent à conquérir un public important.

Ce n’est pas le cas en France. Certes, de nombreux auteurs anglo-saxons, au premier rang desquels trône Joanne K. Rowling, l’auteur de Harry Potter, figurent dans les premiers rangs au palmarès des ventes de romans en 2003. Mais ils partagent équitablement cette domination avec des romans d’auteurs francophones qui ne cherchent en rien à les imiter, quel que soit le jugement littéraire que l’on porte sur leurs œuvres : en 2003, Marc Lévy, Jean-Christophe Grangé, Eric-Emmanuel Schmitt ou Amélie Nothomb – tous auteurs dont les ventes ont passé le seuil des 150 000 exemplaires dans l’année (5).

En revanche, les écrivains qui n’appartiennent ni à la francophonie ni à l’aire linguistique anglaise ont le plus grand mal à s’imposer. On ne trouve guère sur les listes de livres les plus vendus que le Brésilien Paulo Coelho, le seul par ailleurs, avec l’Italien Umberto Eco, à figurer parmi les vedettes de ce qu’on nomme désormais la world literature. Cette appartenance est d’ailleurs indépendante de tout critère littéraire ou esthétique. Elle exprime simplement la capacité d’un auteur – parfois d’un seul livre – à s’imposer commercialement dans les aires linguistiques les plus profitables, sinon les plus importantes. A commencer par l’aire linguistique anglaise, passage obligé de toute consécration commerciale mondialisée.

Un écrivain peut recevoir le prix Nobel de littérature et être traduit dans trente langues, il n’appartiendra jamais à la world literature s’il ne figure pas en piles sur les tables des mégastores de Barnes and Noble.

Cette nouvelle orientation de l’édition et de la lecture à l’échelle internationale a trouvé ses théoriciens. Elle joue habilement sur deux tableaux. Celui, classique, de la libre circulation des affects des idées et de leur universelle confrontation ; celui d’une économie de marché tout entière déterminée par la demande : le travail éditorial, comme celui de toute industrie culturelle, consiste à analyser, interpréter et satisfaire les « attentes » du public en s’ajustant constamment à ses désirs, et à écarter ce qui ne s’y conforme pas.

Certains voient même dans la nouvelle économie du livre le pur modèle dont pourrait s’inspirer un néocapitalisme mondialisé : précarité et inégalité de statut des « travailleurs intellectuels » que sont les auteurs, travail et rémunérations intermittents, primes à la créativité et à la mobilité, critères plus rudes de concurrence et de cooptation. Chaque éditeur serait ainsi l’agent commercial d’auteurs start-up dont il testerait la rentabilité sur un marché du livre encore gêné dans son développement par la multiplicité des langues et par la segmentation des cultures.

Le problème de ce modèle, c’est qu’il ne marche pas. Si ses adeptes passent aisément aux profits et pertes la ruine de l’édition dans les pays pauvres, ils doivent aussi affronter la crise aux Etats-Unis comme en Europe.

Outre-Atlantique, cette crise a pris un double visage. Le plus spectaculaire, le plus commenté par les médias a été, dans les dernières années du XXe siècle, la reprise des grandes maisons d’édition américaines par des entrepreneurs allemands – en premier lieu Bertelsmann –, mais aussi suédois, japonais et même un instant français – même si Hachette et Vivendi Universal ont dû finalement revendre leurs acquisitions. Mais le plus fondamental réside dans la santé précaire d’un marché qui hésite entre la stagnation et la régression, ne comptant, pour assurer son équilibre, que sur la parution d’une poignée de plus en plus réduite de livres vedettes (le cinquième Harry Potter, les mémoires de Mme Clinton en rampe de lancement de celles de son mari, ou les facéties d’un présentateur de télévision).

En Allemagne, d’après Buchreport, un journal consacré aux métiers du livre, les ventes en librairie avaient chuté de 19,3 % au mois de mars 2003 (6). Au-delà de la conjoncture – difficultés économiques, invasion de l’Irak –, il s’agit d’un phénomène plus durable : le chiffre d’affaires de quatre des cinq premiers éditeurs allemands a baissé de 3,4 % à 11,2 % entre 2001 et 2002.

Vers une crise de surproduction
Chez le premier d’entre eux, Bertelsmann, la crise est ouverte. Le géant multimédia s’échine à réduire l’ampleur de ses dettes (plus de 1 milliard d’euros), la baisse de son chiffre d’affaires et l’apparition de pertes d’exploitation. M. Reinhard Mohn, 81 ans, qui a bâti le groupe Bertelsmann, a dû sortir de la retraite où il se tenait pour débarquer le nouveau patron, M. Thomas Middelhof, partisan d’une gestion industrielle et financière audacieuse et le remplacer par un PDG plus traditionnel, M. Gunther Thielen.

En Espagne, la crise prend la forme d’une surproduction (plus de 60 000 titres publiés en 2001) accompagnée d’une baisse des ventes et d’une stagnation de la population lectrice (moins d’un adulte sur deux n’a pas acheté un seul livre en 2002 (7)). D’où une série de concentrations, des licenciements nombreux, des droits d’auteur aléatoires et un appauvrissement du réseau des libraires, encore accru par la domination des grandes surfaces : El Corte Inglés, Fnac, Crisol, etc.

En Italie où Mme Marina Berlusconi, 36 ans, fille du président du conseil et vice-présidente de Fininvest, a pris la direction de Mondadori, le premier groupe éditorial du pays, la librairie et la petite édition sont directement attaquées par l’opération promotionnelle menée par la grande presse quotidienne, à la suite de La Repubblica (qui appartient au groupe éditorial L’Espresso, propriété de la famille Benedetti). Les grands quotidiens ont en effet « offert » à leurs lecteurs, une fois par semaine, un livre en supplément du journal pour une somme modique (4 euros). Opération réussie pour les journaux qui ont parfois doublé leur tirage, pour les grands éditeurs qui ont vendu les droits et pour les quelques auteurs vivants choisis qui ont bénéficié d’un battage publicitaire inespéré et ont été distribués en une journée à un demi-million d’exemplaires. Opération amère pour les libraires dont les ventes ont baissé (jusqu’à 10 % dans certains points de vente), pour les petits éditeurs, exclus du circuit de la promotion, et pour le livre en général, assimilé à un produit de kiosque et à un bonus promotionnel...

(1) Rapport du ministère des affaires étrangères, division de l’écrit et des médiathèques, juin 2002.

(2) ministère des affaires étrangères, op. cit.

(3) « Ann Godoff limogée », Livres-Hebdo, 10 mars 2003.

(4) « Les meilleures ventes en Allemagne », Livres-Hebdo, Paris, 2 mai 2003.

(5) « Le marché du livre », Livres-Hebdo, 30 janvier 2004.

(6) Buchreport, Berlin, avril 2003.

(7) « L’Espagne au bord de la crise d’édition », Livres-Hebdo,, 20 juin 2003
Ecrit par Denis Marion et Gabriel Ney, le Mercredi 9 Juin 2004, 07:45 dans la rubrique Des idées.